La Suisse, le Château d’eau de l’Europe ?

Ce n’est pas un hasard si notre association porte le nom de « MYBLUEPLANET » quand on sait que celle-ci est recouverte à 97% d’eau. Mais cette eau est majoritairement impropre à la consommation et les quelques pour cent restants restent prisonniers sous la glace ou dans des nappes phréatiques inaccessibles à l’homme. Il reste donc 1% d’eau propre à la consommation à partager entre 8 milliards d’individus et autres organismes terrestres [1] 

Malgré le caractère renouvelable de cette ressource grâce au cycle hydrologique, il est important de s’interroger sur la gestion des réserves d’eau en Suisse. En effet, notre entrée dans l’Anthropocène, une nouvelle époque géologique dans laquelle les humains surpassent les équilibres et limites des écosystèmes depuis l’avènement de la machine à vapeur (XVIIIe siècle), engendre de nouvelles tensions sur les ressources en eau potable. Les impacts du réchauffement climatique perturbent à leur tour le cycle naturel de l’eau. Face à ces nouveaux défis écologiques, il est essentiel de s’interroger sur l’utilisation des ressources hydriques suisses, car malgré une présence constante de l’eau sur le territoire helvétique, la Suisse importe 82% de ses ressources en eau à travers l’importation de biens et de produits.  

 

L’OR BLEU DE LA SUISSE 

« Le château d’eau de l’Europe » : voici une expression qui est souvent utilisée pour désigner la Suisse. Et ce qualificatif lui va bien quand on sait qu’environ 4% de la surface de la Suisse est recouverte par des lacs et des cours d’eau, et que le territoire helvétique possède 6% des réserves européennes d’eau douce. La Suisse compte près de 61 000 km de cours d’eau, 1500 lacs, et 5 fleuves européens sont alimentés par des eaux suisses, à savoir le Rhône, le Rhin, le Danube, le Pô, et l’Adige. Cet accès aux réserves européennes d’eau potable permet à la Suisse de fournir à sa population près de 80% d’eau potable issue de ces réserves souterraines : 40% de cette eau est directement consommable et 30% est traitée à titre préventif. Les 20% restants de l’eau consommée en Suisse proviennent des cours d’eau [2] 

Photo : Infographie DFAE - Présence Suisse 2022
Photo : Infographie DFAE – Présence Suisse 2022

La consommation journalière moyenne d’une personne vivant en Suisse est de 170 litres d’eau pour répondre aux premiers besoins vitaux, à savoir se désaltérer, préparer ses repas, laver son lieu de vie et se nettoyer. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) considère qu’un individu nécessite un minimum vital de 20 litres par jour pour répondre à ses besoins quotidiens. Pour vivre décemment, 50 litres d’eau sont nécessaires pour renforcer les besoins d’hygiène personnelle, laver ses vêtements ou bien encore nettoyer son habitation. On considère qu’au-delà du seuil de 100 litres par jour et par personne, un certain confort de vie est assuré. Malgré un nombre d’habitant·e·s particulièrement limité, la Suisse fait donc partie des pays consommant le plus d’eau, avec le Canada, les États-Unis, le Japon et l’Australie. Toutefois, la consommation journalière par habitant·e a considérablement diminué depuis la fin du XXe siècle : outre une meilleure gestion des canalisations et des multiples mesures de réduction de la consommation d’eau dans les appareils ménagers (machines à laver, lave-vaisselle, etc.), cette réduction est principalement attribuable à une délocalisation des entreprises et des industries gourmandes en eau.  

En plus de répondre à un besoin vital humain, l’eau constitue un enjeu socio-économique considérable. En effet, la consommation des ménages suisses ne représente qu’un quart de l’utilisation des ressources en eau : 20% sont utilisés pour l’agriculture et 50% pour le secteur industriel. Mais les ressources hydriques suisses sont principalement utilisées pour la production d’électricité grâce à la force hydraulique [3]. L’énergie hydroélectrique, une source renouvelable, est générée par l’exploitation de la force de l’eau au sein des centrales hydroélectriques, où cette énergie est convertie en électricité grâce au débit ou à la chute d’eau. Aujourd’hui, la Suisse compte près de 713 centrales hydroélectriques qui répondent à plus de 55% de nos besoins en électricité, soit environ 36 TWh.

Photo du Barrage de la Grande-Dixence (VD), le plus haut barrage poids d’Europe. Photo de TOMA Jérémy (23.10.2023)

Au-delà de la production d’électricité, certains cantons suisses commencent à exploiter les lacs pour produire du chauffage et de l’eau chaude, à l’aide de pompes à chaleur qui extraient l’énergie de l’eau (ou de l’air et du sol) pour la transforme en chaleur grâce à un échangeur de chaleur. Les projets en cours se développent notamment dans les villes de Meilen, Zurich, et Thalwil. A Thalwil, le nouveau réseau fournit 13 millions de kilowattheures de chaleur et 500 000 kilowattheures de froid à une centaine d’immeubles, ce qui représente une économie de 2800 tonnes d’émissions de CO2 par an [4]. Une exploitation optimale des lacs suisses avec cette innovation technologique contribuerait à produire deux gigawatts d’énergie soit l’équivalent de la production énergétique de deux centrales nucléaires, permettant ainsi de chauffer un à deux millions de personnes. Toutefois l’installation et le raccordement des ménages à ce réseau représente un coût conséquent pour les villes.  

 

Malgré l’exploitation de ces importantes réserves hydriques, la Suisse ne couvre que 25% des besoins en eau nécessaires pour la fabrication des produits et des services quotidiens. Penser la consommation moyenne d’eau d’un ou une Suisse nécessite de prendre en compte la quantité d’eau nécessaire à la fabrication des autres produits consommables.  

 

L’IMPACT HYDRIQUE DE LA SUISSE  

Malgré une présence accrue de ressources en eau sur son territoire, la Suisse importe d’importantes quantités d’eau nécessaires à la production de biens et services à l’étranger. Le concept de l’empreinte hydrique ou de « l’eau virtuelle » mesure « le volume total d’eau (de pluie, de surface ou souterraines) mobilisé pour créer des biens et services utilisés par la population, et les eaux usées déversées dans la nature » [5].  Cette unité de volume par unité de temps (m3/an) peut être calculée pour une personne, une entreprise, une ville ou un pays (en prenant en compte les importations).  

Ainsi, la majorité de l’empreinte hydrique suisse correspond à l’eau utilisée dans la production de biens et services en dehors de la Suisse : 82% de l’empreinte hydrique est imputable à la consommation d’eau dans d’autres pays européens et internationaux [6]. Avec le volume d’eau virtuelle en Suisse, la consommation quotidienne par habitant·e est de 4000 litres d’eau. Les produits alimentaires représentent 60% de la consommation d’eau virtuelle et 40% pour les biens industriels, notamment les produits textiles : 10 000 litres d’eau sont nécessaires pour produire 1 kg de coton contre 2500 litres d’eau pour 1 kg de riz. L’empreinte hydrique totale de la Suisse, comprenant l’utilisation des ressources en eau présentes sur son territoire, et son volume d’eau virtuelle, atteint donc 110 000 milliards de litres par an (1100m3/an) : 81% de cette eau est utilisée pour l’agriculture, 17% pour l’industrie et 2% pour la consommation des ménages. L’eau est donc un élément indispensable à l’équilibre socio-économique de notre pays.  

Étant un pays avec d’importantes réserves d’eau, il est facile de ne pas se pencher sur les débats relatifs à la gestion de cette réserve. Mais le concept de l’eau virtuelle et les impacts du réchauffement climatique obligent aujourd’hui la Suisse à agir.  

 

L’AVENIR DE L’EAU EN SUISSE  

Le réchauffement climatique impacte considérablement la disponibilité et l’utilisation de l’eau dans le monde, et la Suisse ne fait pas exception. On observe de plus en plus régulièrement des cours d’eau avec des niveaux d’eau inférieurs à la normale, notamment dans des cantons plus ensoleillés comme le Valais ou le Tessin. Certaines communes suisses commencent à interroger leur gestion hydrique, comme la commune valaisanne de Grimisuat qui a défini le point critique de sa croissance démographique en fonction de ses ressources en eau. La commune, qui accueille aujourd’hui 3800 personnes, est en mesure de satisfaire les besoins en eau de 5000 habitants et habitantes [7]. Le village de Grimisuat se situe dans l’arrière-pays valaisan, en altitude, où l’accès aux ressources en eau est limité. Grâce à de multiples partenariats avec des communes voisines et des innovations constantes sur le réseau, la commune est parvenue à s’approvisionner correctement en eau au fil des années. Cette capacité à innover s’illustre notamment dans l’installation de 110 micros sur le réseau hydraulique communal pour contrôler le niveau sonore des conduites d’eau et ainsi repérer d’éventuelles fuites. Cette innovation technologique permet à Grimisuat d’économiser près de 20 000 mètres cubes d’eau en un an soit la consommation annuelle de 400 personnes. Ainsi, face à la croissance démographique du Valais et les effets du réchauffement climatique, la commune de Grimisuat a décidé d’arrêter la planification de nouvelles ouvertures de zones à bâtir et de limiter sa population à 5000 personnes afin d’assurer une qualité de vie certaine à ses habitants et habitantes. Cette question de la gestion des ressources en eau commence d’ores et déjà à se poser pour plusieurs communes valaisannes.  

 

Photo de Charles Nambasi – Utilisation gratuite sous Pixabay

Mais une gestion responsable de l’eau est également nécessaire en dehors de la Suisse notamment dans les régions productrices des biens de consommation.Actuellement, plus de 884 millions de personnes ont accès à une eau salubre et 2.6 milliards de personnes ne disposent pas de système d’assainissement [9]. Ainsi, une personne sur six se voit privée des 50 litres d’eau quotidiens nécessaires à sa survie [10]. Et les nouveaux défis auxquels nous faisons face tels que la croissance démographique planétaire et les effets du réchauffement climatique, ajoutent une tension supplémentaire sur les ressources hydriques mondiales. Mais au-delà de l’aspect économique et politique, cette inégalité d’accès à l’eau potable impacte considérablement les populations les plus vulnérables, notamment les femmes et les enfants qui consacrent plusieurs heures de leur journée à aller chercher de l’eau [11]. Ce manque d’accès à l’eau implique également déficit d’accès à des installations sanitaires, ce qui accroît les risques pour les jeunes filles qui ne peuvent pas se laver ou se changer en toute sécurité durant leurs menstruations 

 

Au-delà du débat sur la quantité disponible en eau, il est nécessaire de s’interroger sur la qualité des eaux nécessaires à la survie de toutes les espèces terrestres. L’augmentation de la température de l’eau, due au réchauffement climatique, impacte considérablement les migrations et la reproduction des organismes aquatiques. Le réchauffement des cours d’eau entraine d’ores et déjà un retrait des populations de truites vers des régions en altitude car la diminution de la quantité d’oxygène dans les eaux chaudes favorise la dissémination de maladies des poissons. Et en Suisse, l’exploitation énergétique des cours d’eau impacte aussi la qualité des eaux : les installations hydroélectriques influencent par exemple le débit des cours d’eau et obstruent les migrations des espèces aquatiques qui remontent les rivières. Quant aux pompes à chaleur qui extraient des eaux froides, elles doivent s’assurer de renvoyer les eaux dans les couches d’eau profondes de 15 à 40m afin de ne pas perturber les plantes et espèces sensibles aux fluctuations de température, et ainsi éviter la prolifération d’algues indésirables. Notre système économique actuel lié à l’agriculture intensive et à l’industrialisation, pollue en retour les ressources hydriques superficielles et souterraines. Face à ce portait quelque peu catastrophique, des mesures nécessaires à la préservation des ressources en eau sont indispensables, notamment dans un pays comme la Suisse qui concentre 6% des ressources européennes en eau potable.  

Photo de Berne – Utilisation gratuite sous Pixabay

 

De nouveaux défis attendent la Suisse concernant la préservation des ressources en eau. Bien que considérée comme le « château d’eau de l’Europe », le changement climatique impacte aussi bien les ressources hydriques de la Suisse, que celles à l’extérieur du pays dont dépend la population helvétique pour la consommation des biens et produits transformés. Au-delà de la gestion de la quantité d’eau disponible, nos modes de vie actuels dégradent la qualité de l’eau potable nécessaire à la survie de toutes les espèces terrestres. Ainsi, la confédération helvétique doit engager des actions relatives à la consommation d’eau dans le domaine de l’approvisionnement, de l’agriculture, de l’énergie, de l’industrie et du traitement des eaux usées.  

 

Sources :